Des souvenirs qui remontent et que j'ai besoin de poser ici et d'intégrer à une réflexion plus globale sur ma vie, sans savoir si ce que je vais évoquer n'est qu'un hasard de mon histoire personnelle, ou s'il s'agit d'un truc systémique.
AVERTISSEMENT DE CONTENU SENSIBLE / TRIGGER WARNING : viol, agression sexuelle, inceste, alcool.
Ne dépassez pas vos limites, ne lisez que ce qui est soutenable pour vous. Vous ne me devez rien, encore moins une lecture qui peut vous faire du mal. Et ça risque d'être long.
Commençons par un semblant de commencement : J'ai été abusée sexuellement dans mon enfance (pré-adolescence /adolescence) par un autre enfant plus âgé de ma famille. C'est une situation assez complexe que je n'évoquerai pas dans les détails ici, et il n'est pas question de juger de la responsabilité de l'auteur des actes ou quoi que ce soit du genre. Mais, c'est un fait : j'en suis ressortie aussi brisée qu'une victime d'abus sexuels dont l'abuseur est pénalement responsable. J'ai été comme marquée au fer pour le restant de ma vie.
J'ai commencé à manifester mon mal-être au collège par des colères soudaines et inextinguibles pour des broutilles ou des choses plus importantes. Tout particulièrement lors des cours de sport. Je refusais de me déshabiller dans le vestiaire commun, je m'enfuyais des cours et me cachais dans des salles éteintes... Mais il m'arrivait également d'en piquer dans d'autres cours, dans ces cas-là je hurlais en pleurant plus ou moins et je partais en courant, en claquant la porte et je me réfugiais généralement dans les toilettes de l'étage. Un jour, l'une de ces colères a été phénoménale : pour faire court je me suis fait disputer pour bavardage par ma professeur principale qui était aussi ma prof préférée, alors que je demandais à un-e camarade bavard-e de se taire. L'injustice de la situation m'a frappée en plein coeur et je me suis époumonée à la dénoncer, puis je suis partie en jetant ma chaise par terre, en pleurant et en claquant la porte. Direction les toilettes donc, où habituellement les autres élèves me laissaient me remettre seule. Pas cette fois-ci. D'autres élèves (pas spécialement des amies, dont une certaine C. sur laquelle je reviendrai plus tard.) sont venues me chercher et me dire que la prof me réclamait. De toutes façons il fallait bien que j'y retourne pour chercher mes affaires restées à ma table. S'en est suivi un interrogatoire en douceur par ma prof, qui a réussi à me tirer un petit peu les vers du nez au milieu de sanglots. Que cette personne en soit bénie à jamais. Elle ne m'a pas engueulée, elle a juste constaté que ce n'était pas la première fois, que ça arrivait de plus en plus souvent et s'est immédiatement inquiétée de savoir si quelque chose ne tournait pas rond dans ma vie en dehors de ma scolarité. Puis elle m'a longuement écoutée, et consolée. Spoiler alert : c'est environ le seul être humain décent que j'aie croisé avant très longtemps.
Ne sachant quoi faire, elle a demandé conseil au chef d'établissement avec mon accord, qui lui a conseillé de me mettre en relation avec l'assistante sociale du collège. J'ai eu ensuite des rendez-vous avec cette dame qui se sont globalement très mal passés mais je vais éluder tout ceci pour le moment.
Plus tard, quelques élèves ont essayé eux aussi de me tirer les vers du nez à force de constater mes sorties théâtrales et mes pleurs incontrôlables. Avec plus ou moins de succès. Pour une raison que j'ignore encore aujourd'hui, celle auprès de qui j'ai fini par m'épancher un peu était cette fameuse C. qui habitait dans un immeuble en face du mien. Elle m'a invité chez elle et nous avons parlé. On n'était pas proches avant ça, même si on se connaissait depuis l'école primaire, on évoluait juste dans des cercles amicaux différents. Je ne me souviens plus de la teneur exacte de toute la conversation si ce n'est que je lui ai révélé mon big secret : les abus dont j'étais victime. Elle m'a consolée, on a parlé d'autres choses et puis voilà. De loin en loin, plus tard elle continuait de m'inviter une fois de temps en temps et je lui parlais de l'évolution des abus (qui continuaient toujours pendant ce temps-là oui) et de l'évolution des séances avec l'assistante sociale. De loin en loin, ces petites conversations restées secrètes pour les autres élèves (en tous cas je le pensais et même aujourd'hui je n'ai pas spécialement de raison d'en douter) s'espaçaient petit à petit. Puis elles n'ont plus eu lieu. Je ne sais pas comment ni pourquoi. Juste je n'ai plus été invitée à lui parler. Et la vie a continué son cours. Comme si de rien n'était. Elle ne m'en a plus jamais reparlé et moi non plus. Comme si nous n'avions jamais eu cette espèce de connexion bizarre de confidences.
De la même façon après un fiasco total auprès de l'assistante sociale qui savait elle aussi, j'ai juste manqué un rendez-vous auquel elle m'avait convoquée et je n'en ai plus jamais entendu parler. Comme si de rien n'était. J'ai donc tout balayé sous le tapis et j'ai continué ma vie avec plus ou moins de mal.
Parallèlement à tout ceci, j'ai un jour parlé à un autre membre de ma famille, appelons le S. Un autre enfant. Nous étions à cette époque deux adolescents, et je ne sais pas par quel miracle, j'ai réussi à évoquer ce qui se passait avec lui et ce dont il avait déjà été partiellement témoin. (c'est vraiment compliqué de situer le contexte sans donner trop de détails, je m'en excuse.) En gros j'ai parlé de ce dont il avait été témoin et j'ai dit que ça me dérangeait, que ça me gênait. Il a dit qu'il l'avait remarqué. J'en étais déjà baba. Rien que ça j'en étais soulagée mais soulagée. On en a brièvement discuté sans entrer trop dans les détails et surtout parce que j'avais une question à lui poser : avait-il été témoin d'abus identiques de la part de la même personne sur une autre fille plus jeune de la famille ? J'étais terrorisée à l'idée de ne pas être la seule victime. La réponse a été non, nous avons disséqué des moments, des souvenirs, pour essayer de savoir si oui ou non, mais on aurait bien dit que non. Puis nous n'en avons plus parlé.
Environ un an et demi ou deux ans plus tard, j'ai réévoqué brièvement ces abus sous la forme "Tu te souviens ce dont nous avons parlé au sujet de...." ou quelque chose dans ce genre-là. La réponse a été claire, nette, tranchante. "Non . Je n'ai aucune idée de quoi tu parles." J'ai été estomaquée, j'avais peur en lui parlant la première fois de l'avoir traumatisée, mais il avait juste oublié, tout occulté. J'ai insisté un peu, continué mes allusions, mais rien, plus rien ne restait : ni souvenirs de ce dont il avait été témoin, ni souvenirs de la conversation que nous avions eu, ni souvenirs de nos inquiétudes. Rien. Comme si de rien n'était. Alors je n'en ai plus jamais jamais jamais jamais jamais parlé. Aujourd'hui encore je n'arrive pas à parler de ces abus dans le détail. Je reste toujours en surface en en parlant, j'admets qu'ils ont existé et je peux éventuellement dire qui était l'abuseur suivant mon interlocuteur, mais pour le reste, je ne peux pas. Je me souviens d'à peu près tout, mais ça ne sort pas.
Ma vie a donc continué, comme si de rien n'était. J'ai été ensuite violée par un presque inconnu. Ce viol-là je l'ai enfoui. Enfoui, enfoui, enfoui sous des tonnes de mensonges, de fables, d'oubli. Jusqu'à un jour où tout m'est revenu en pleine face avec les détails. Ce jour, c'est celui où j'ai écrit cet article et ses suites. (Gros, très gros Trigger Warning sur le viol, évidemment, avec des détails, trop de détails probablement. ) Je ne veux pas y revenir pour le moment.
Ma vie a encore continué, comme si de rien n'était.
Puis j'ai été à nouveau violée. Au cours d'une soirée chez un copain. Par une connaissance commune. Pour décrire brièvement les circonstances : j'étais bourrée, je me suis endormie dans les bras d'un très cher ami qui est parti pendant mon sommeil, au milieu d'autres gens endormis dans la pièce. Un autre mec a pris sa place, a commencé à me peloter et me déshabiller etc alors que je dormais, je suppose. Je me suis réveillée à un moment donné, complètement dans le flou en croyant que c'était mon ami qui me caressait, puis j'ai compris que ce n'était pas lui et que de toutes façons ça allait trop loin que ce soit lui ou pas et j'ai rué dans les brancards sans faire de bruit, tentant de repousser les mains, repousser le corps, mais c'était déjà trop tard. Il m'a violée tandis que je pleurais silencieusement en donnant des coups de pieds vers l'arrière. Ce n'est que quand il a eu fini qu'il a dû se rendre compte que je pleurais de plus en plus fort. Il s'est reculé en bredouillant, et je me suis enfuie en courant dans la salle de bains de la maison où je me suis enfermée. Il a tambouriné un moment à la porte. Je suis restée là à pleurer. Puis après je ne sais pas combien de temps, ne sachant pas quoi faire et étant épuisée, je suis juste retournée dans la pièce, j'ai sifflé "ne m'approche pas" et je suis allée me coucher le plus loin possible de lui tout contre l'ami chez qui nous étions. Au matin je suis rentrée chez moi dans un état second. Je l'ai évoqué ici et ici. (Encore une fois TW viol sur ces articles)
J'ai eu du mal à en parler à mon compagnon à l'époque, je ne me souviens plus vraiment ce que j'ai dit, comment et quand je l'ai dit, ni même si je l'ai dit, ou s'il s'est contenté de lire mon blog. Je ne me souviens plus. J'ai occulté tout ça. Les jours suivant ont été flous. Je ne me souviens que de l'odeur qui m'a marquée. L'odeur de son corps à lui. L'odeur que je revis, que je sens à nouveau parfois lors de réminiscences. Ce n'est pas vraiment le sujet aujourd'hui. Quelques mois plus tard, je me suis retrouvée dans une autre soirée. Un concert donné par des amis. J'ai recroisé l'homme qui m'a violée au cours de cette soirée. J'ai ensuite écrit cet article sur un coin de table, mais on s'en fout. Surtout, un peu plus tard, j'étais très alcoolisée et complètement "déchaînée". Je ne saurais pas expliquer mon état. J'étais à la fois en colère, traumatisée mais avec une rage de vivre et une envie de bouffer tout le monde tout cru. L'homme qui m'a violée était parti. J'ai discuté avec un de ces plus proches amis avec qui je m'entendais bien, appelons le J. Au détour de la conversation, tout est sorti. Ce qu'il m'avait fait. J. était effondré et me répétait que ce n'était pas possible tout en me disant qu'il me croyait. On a beaucoup parlé.
Des semaines plus tard nous nous sommes recroisés dans une soirée où était aussi présent l'homme qui m'a violée. J. m'a attrapée au détour d'un couloir et m'a dit "il voudrait te parler ! De ce qu'il a fait... " J'ai dit non. J'ai refusé. Quand j'ai croisé l'homme qui m'a violée, il m'a attrapée par le bras en me disant qu'il voulait me parler, je me suis dégagée, et j'ai couru pour m'éloigner de lui en lui disant d'aller se faire foutre. J'ai fui. Le plus loin que je pouvais. J'ai fui. Je le regrette parfois aujourd'hui. J'aurais pu le mettre en face de ce qu'il avait fait. Passons. Encore des semaines plus tard j'ai recroisé J. dans diverses soirées, j'ai essayé de reparler de ça avec lui. Mais la porte était fermée. Il ne comprenait pas mes allusions ou faisait semblant de ne pas les comprendre quand j'essayais d'aborder le sujet. Il changeait de sujet, voguait vers une autre personne. Pourtant on discutait ensemble d'autre sujets. Comme si de rien n'était.
Et ma vie a continué. Comme si de rien n'était.
Aujourd'hui, je trouve la récurrence de ces silences, de ces oublis, de ces reniements effrayante. Je n'en ai mentionné que quelques-uns ici, les plus marquants pour moi, mais il y en a eu d'autres. Comme je l'ai dit, je ne sais si ces négations, ces occultations, volontaires ou non, sont systémiques ou particulières à mon histoire personnelle. Mais le fait est que j'ai été enfermée dans une gangue de silence depuis toujours.
Alors je continue ma vie.
Comme si de rien n'était.